Le simple fait d’observer une image peut faire remonter certains souvenirs à la surface, même ceux enfouis aux confins de la mémoire. Le visage pixelisé d’Étienne Kern sur l’écran de mon ordinateur me rappelle mes deux dernières années universitaires passées avec lui. C’est comme si ces images me murmuraient : « Nous y voilà, tu ne peux plus nous échapper. Confronte-toi à nous ! ». Peut-être que les préceptes de la méthode Coué mis à l’exercice m’aideront à me ressaisir.
Il est assis à son bureau, porte des lunettes, une barbe bien fournie et une chemise à carreaux. Il n’a pas changé depuis les fois où il faisait cours sur le sentiment de désenchantement qui animait Musset après les guerres napoléoniennes, plus connu comme le mal du siècle.
Les étagères de livres derrière lui sont si remplies que je peux imaginer les pages tomber comme la pluie d’un matin automnal, où il expliquait à ses étudiants à quel point les images influencent l’écriture d’Annie Ernaux. Le pouvoir des images réside dans la façon dont elles invitent notre imaginaire à écrire des histoires invisibles et tues. Pourtant, Étienne Kern a courageusement mis en lumière l’histoire d’Émile Coué dans son ouvrage La Vie Meilleure.

Étienne Kern est professeur de lettres en Classe Préparatoires à Lyon (69). Né en 1983 dans le nord-est de la France, il poursuit ses études à l’École Normale Supérieure et écrit des essais littéraires avec sa femme, Anne Boquel. En 2022, le prix Goncourt du premier roman est attribué à son roman Les Envolés. Son second, La Vie Meilleure, était en lice au Goncourt des Lycéens et au Prix Renaudot, en automne 2024.
L’histoire d’Emile Coué
La Vie Meilleure raconte l’histoire d’un pharmacien français du XIXe siècle, Émile Coué, qui développe un intérêt pour l’hypnose et la psychologie. À l’origine de la méthode Coué, il théorise « l’autosuggestion consciente ». Le bien-être d’une personne peut se manifester à condition qu’elle se répète des formules positives. La formule la plus connue est la phrase : « Tous les jours et à tout point de vue, je vais de mieux en mieux. »
Il couche d’abord sur le papier des observations, des formules et esquisse sa méthode. Dans le roman d’Étienne Kern, il l’essaye sur une jeune fille paralysée qui se remet miraculeusement à marcher. Il reçoit par la suite des gens (pas des patients, car il ne se considérait pas comme docteur mais comme « professeur d’optimisme ») qui espèrent se sentir mieux en temps de guerre. Il finit par devenir célèbre en faisant la une des journaux.

Bien qu’Émile Coué ait existé, le roman d’Étienne Kern n’est pas une biographie. L’auteur réécrit la vie d’Émile Coué à partir d’un travail de recherche sur diverses sources telles que des archives régionales, des articles ou des lettres, mais aussi à partir de photos qui lui ont permis d’imaginer la vie du pharmacien. L’écrivain entremêle l’histoire du pharmacien à la sienne.
Émile Coué a été invité aux quatre coins du monde. Son propre institut ouvre à Londres dans les années 1920 et des personnalités publiques comme le roi George VI ou l’écrivaine Katherine Mansfield croyaient en sa méthode.
Précurseur du développement personnel ?
Cela vous dit quelque chose, n’est-ce pas ? La méthode Coué « résonne toujours aujourd’hui », selon Étienne Kern, comme le prouve l’omniprésence de contenus sur le développement personnel sur les étagères des librairies et sur les réseaux sociaux. Comment être une meilleure version de vous-même ? Comment être heureux ? En revanche, l’usage de la méthode Coué est plus implicite aujourd’hui selon le romancier.
Si le théoricien de la méthode Coué est passé aux oubliettes, sa méthode influence toujours les auteurs de livres sur le développement personnel. En France, le développement personnel représentait 32% du marché du livre en 2022. Selon une enquête menée par le magazine “60 millions de consommateurs”, six millions de livres ont été vendus entre mai 2021 et avril 2022.
À travers la quête ambitieuse et philanthropique du bonheur d’Émile Coué, le roman dévoile partiellement l’engouement général autour du développement personnel. Étienne Kern explique à quel point l’histoire du protagoniste Emile Coué illustre la « détresse humaine et nos tentatives illusoires à la surmonter ». L’écrivain indique dans le roman qu’il s’est retrouvé dans une situation de détresse à l’annonce de l’hospitalisation de ses parrains dont il était très proche et à qui il dédie le roman. Pour la surmonter, Étienne Kern recherche une image d’Émile Coué et la regarde.
« De quoi parle le roman ? », je lui demande. Il s’arrête un instant. « La possibilité d’être heureux quand tout va mal », me répondit-il en souriant, la tête posée sur la main.
« Est-ce que cela marche pour autant ? » Il me répond avec les mots qu’Émile Coué employait sur sa propre méthode : « Dans la limite du raisonnable. » Il ajoute que derrière la méthode Coué se tient un homme qui demandait à être aimé et reconnu. Il cite d’ailleurs Roland Barthes : « Nous désirons le aimez-moi qui est dans toute écriture. »
Le défi de l’écriture
Écrire La Vie Meilleure entre l’automne 2021 et le mois de mars 2024 a été difficile puisque l’écrivain dit avoir craint « l’échec ». « Beaucoup de deuxième roman ne marche pas », dit-il. Professeur s’exerçant à l’écriture, il dit se sentir comme « un imposteur ». Ce sentiment est « toujours là et doit rester là, sinon on écrit de la merde », explique-t-il. Une profession qui pourtant lui apporte énormément sur le plan de l’écriture : « Le contact avec les étudiants est une ouverture sur le monde d’aujourd’hui. Un programme qui change chaque année me pousse à lire des choses que je n’aurais pas forcément lues. »
Je commente la symétrie existante entre les clients de Coué et les lecteur.rice.s, les deux cherchant des réponses. « Est-ce que l’écriture peut guérir de la même manière que Coué semble avoir guéri cette jeune fille paralysée ? » Étienne Kern regarde autour de lui, réfléchit un moment. « Je ne pense pas. Je n’ai pas la prétention d’écrire pour changer quoi que ce soit », dit-il avant de se souvenir d’une prisonnière qui lui avait écrit que son roman « lui avait fait du bien ». Sa réponse me bouleverse encore. J’avais toujours pensé que l’écriture pouvait sauver les gens, pouvait me sauver. Peut-être avait-il raison quelque part. Ce n’est peut-être qu’une illusion, un piège trompeur ?
Enfin, je me trouve seul face à l’écran noir et poussiéreux de mon ordinateur. Je regarde par la fenêtre et l’ouvre. L’air frais de l’extérieur balaye la pièce. J’imprègne ma mémoire de ses mots et essaye de trouver un moyen de les coucher sur le papier, mais je ne peux pas abandonner ces images enfouies dans les plus profonds recoins de mon for intérieur. Un jour viendra mon tour et je les mettrai en lumière.
Pour aller plus loin…
Si tu souhaites lire un témoignage sur l’écriture, je te conseille cet article écrit par l’un de nos rédacteurs : L’écriture reflet de l’âme.
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