Contexte historique
George Dandin paraît en 1668 durant la période d’assise de l’Etat absolu incarné par Louis XIV.
Molière a, à ce moment-là, gagné les faveurs du roi et sa protection contre les attaques du Parlement et des faux dévots. Il est devenu un dramaturge reconnu à la Cour de Versailles comme à Paris, où il alterne les représentations de ses pièces.
Molière incarne le phénomène d’embourgeoisement de la société de l’époque, autrement dit la prise de pouvoir et d’influence de la bourgeoisie parvenue qui s’enrichit plus rapidement par les affaires que la noblesse de sang dont les propriétés et les terres ne suffisent plus en province à assurer leurs rentes. Le roi, par le choix de son entourage de conseillers et de ministres, favorise l’ascension sociale de la bourgeoisie. On peut y voir les prémices de l’engrenage qui va conduire à la Révolution française et à l’avènement de la société de classes.
Qui est Molière ?
Né Jean-Baptiste Poquelin d’un père bourgeois, tapissier du roi, en 1622, celui qu’on appelle Molière témoigne très tôt d’une passion pour le théâtre. En 1643, il fonde l’Illustre Théâtre, une compagnie de théâtre itinérante vivotant sur les routes de France. En 1658, suite à la représentation de Nicomède au Louvre, il obtient la protection de Monsieur, le frère du roi. Il s’établit avec sa troupe dans le théâtre du Petit-Bourbon, avant de s’installer dans la salle du théâtre du Palais royal en 1661.
Très vite, il acquiert une renommée à la Ville et à la Cour, et devient le dramaturge et comédien officiel du roi. Il est le fondateur de la “grande comédie”, c’est-à-dire la comédie de mœurs en 5 actes, mettant en évidence les ridicules et les vices des hommes afin de les aider à les corriger, “le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant” (Premier placet au roi sur Tartuffe, Molière, 1664).
Ses pièces se veulent polémiques, provocatrices, dénonçant l’hypocrisie de la société de l’époque, à l’instar de Tartuffe ou de Dom Juan. Elles mettent aussi en avant des idées avant-gardistes pour l’époque, comme le mariage d’amour, que l’on retrouve dans quasiment toutes ses pièces.
Molière a aussi collaboré avec Quinault, poète lyrique officiel de la Cour, et Lully, le musicien favori de Louis XIV, pour créer des comédies-ballets. Il a de plus fait partie de la Petite Académie, un groupe littéraire d’auteurs chargés de la propagande royale.
Atteint d’une maladie, il meurt après une représentation du Malade Imaginaire en février 1672. Sa troupe fusionne avec celle du théâtre du Marais, puis avec celle de l’Hôtel de Bourgogne, donnant naissance à la Comédie Française en 1680. Pour lui rendre hommage, le roi fait jouer le Malade Imaginaire lors des divertissements de Versailles de l’été 1674, à côté de l’Iphigénie de Racine, et de l’Alceste de Quinault et Lully.
Aujourd’hui, c’est l’un des dramaturges français du XVIIe siècle les plus lus et étudiés.
Synopsis de la pièce
Est-ce une farce ? Est-ce un drame ? George Dandin, riche paysan, se cherche une identité, une place, quand les autres, nobliaux ruinés de province, ne font que jouer leur rôle social.
George Dandin est en effet un paysan dont la fortune lui a valu le mariage avec Angélique, la fille de la noble famille désargentée de Sotenville. Élevé au rang de baron de la Dandinière, George souffre cependant de cette union d’intérêt. En effet, il est méprisé par ses beaux-parents et sa femme du fait de ses origines inférieures. Cette dernière ne manque d’ailleurs pas de le tromper avec le beau Clitandre, charmant et volage courtisan.
Décidé à obtenir justice de la fourberie de sa femme, qu’il ne peut punir lui-même du fait de l’écart de rang, Dandin cherche à ouvrir les yeux des Sotenville sur le comportement de leur fille. Mais c’est sans compter les préjugés de ces derniers, la complicité des domestiques Lubin et Claudine avec leurs maîtres, et l’hypocrisie parfaite des deux amants.
Qui du mari ou de la femme réussira à l’emporter ?
Quand Dandin veut “être”, les autres cherchent à “paraître”. Une comédie humaine tragiquement lucide, un conflit de générations, une lutte de classes sociales.
À travers la confrontation du couple, Molière aborde l’enjeu de l’affection dans le mariage, la question du rôle des parents, les préjugés nobiliaires, et la liberté de la femme.
Une pièce toujours actuelle ?
De prime abord, les thématiques abordées par la pièce semblent propres au XVIIe.
De nos jours, il n’est plus question de s’interroger sur la place que devrait occuper l’amour dans le mariage et les femmes ont le droit de choisir avec qui elles veulent vivre, sans passer par leurs parents. Le mariage n’est plus une transaction économique, où ce sont « les parents qui épousent leur gendre » comme le fait remarquer Angélique à son époux, mais un choix réciproque. La société d’ordres caricaturée par Molière n’existe plus.
Ainsi, les thèmes traités se rapportent à une époque particulière, où ce que nous tenons aujourd’hui pour acquis, ne l’était pas.
En outre, l’enrichissement d’une partie de la paysannerie, au point de dépasser la fortune de certaines familles nobles, démontre le phénomène d’embourgeoisement de la société, typique de la période louis-quatorzienne.
Néanmoins, la pièce offre une lecture qui peut toujours trouver un écho dans notre société. En effet, elle ouvre différentes perspectives d’interprétation.
Des personnages au discours « pré-féministe »
Les personnages d’Angélique et de la servante Claudine peuvent ainsi être considérés comme des porte-paroles de la cause des femmes à travers leurs discours sur le mariage.
Angélique dénonce avec véhémence le caractère mercenaire du mariage avec Dandin, mésalliance consentie uniquement pour relever la fortune de ses parents. Pour elle, ce sont ses parents qui ont épousé Dandin. Elle s’insurge également contre la jalousie des maris, leur revendication d’autorité absolue sur l’épouse, qui oblige celle-ci à renoncer aux plaisirs de la société, à fréquenter des gentilshommes, sous prétexte qu’une femme se doit de se consacrer exclusivement à son mari.
“C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux.” (Angélique, acte II, scène 2).
Molière manie le sarcasme et l’ironie par la bouche du personnage.
L’adultère est pour Angélique un moyen de rébellion et d’émancipation de la tutelle paternelle et maritale. Pris au piège d’un système injuste dont il est conscient, reléguant les sentiments à l’arrière-plan, le personnage suscite la compassion, notamment de la part des spectatrices féminines, dont la conception de la liberté de la femme dans le couple, aujourd’hui plus encore, est susceptible de s’identifier à la sienne.
Claudine, la servante et confidente d’Angélique, donne aussi un point de vue novateur concernant l’émancipation des femmes.
Contrairement aux représentations des servantes de l’époque dans les pièces de théâtre, comme des femmes faciles, légères, frivoles, elle apparaît sérieuse, réfléchie, voire même calculatrice dans l’aide apportée à sa maîtresse, qui semble plus dépendre d’une volonté de vengeance personnelle. Face au badinage de Lubin, elle reste indifférente, le repoussant lorsque ce dernier se montre trop entreprenant. Lubin fait l’erreur de la considérer comme toutes les autres servantes, alors que justement, Claudine rejette le système stéréotypé dans lequel les femmes cèdent aux instances des hommes et acceptent sans rechigner de se soumettre.
Elle cherche à préserver l’indépendance, la liberté que sa situation de célibataire lui permet.
Ce qu’elle craint par-dessus tout, c’est de se retrouver soumise aux caprices d’un mari jaloux comme George Dandin, qui l’empêche par sa surveillance inquiète de faire ce qu’elle veut.
“C’est la plus sotte chose du monde que de se défier d’une femme, et de la tourmenter” (Claudine, acte II, scène 1).
Son regard sur l’adultère, qu’elle voit comme une forme de punition de la jalousie des maris, qui à force d’excessif contrôle sur leurs femmes, les amènent à vouloir les tromper, est novateur.
“La vérité de l’affaire est qu’on n’y gagne rien de bon, cela nous fait songer à mal, et ce sont souvent les maris qui, avec leurs vacarmes, se font eux-mêmes ce qu’ils sont.“
Au lieu d’être exclusivement rejeté sur la femme, l’adultère est ainsi suggéré comme une conséquence de l’attitude autoritaire et de l’hypercontrôle des maris sur leurs épouses.
Ce changement de regard, invitant l’homme à se remettre en question, bouscule les représentations conventionnelles, les modes de penser du XVIIe, introduisant une représentation plus contemporaine de la limite des pouvoirs de l’homme sur la femme.
Les clivages et stéréotypes des classes sociales
Bien que les ordres de la noblesse et du Tiers-Etat aient disparu, l’opposition entre Dandin et les Sotenville actualise les tensions sociales, les clivages, qui subsistent aujourd’hui entre les classes populaires et celles plus aisées.
Les Sotenville font penser à certaines vieilles familles bourgeoises, fières de leurs origines, attachées à des principes traditionalistes, aveuglées par des stéréotypes qui les amènent à rejeter la mixité sociale et à s’enfermer dans l’entre-soi.
Dandin, avec ses manières plus directes et simples, incarne en quelque sorte la figure de la classe modeste.
“Eh de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai” (George Dandin, acte I, scène 4).
Les écarts et tensions sociales apparaissent à travers le langage, la façon de s’adresser à autrui, l’élocution.
“Ne vous déferez-vous jamais avec moi de la familiarité de ce mot de ma belle-mère, et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire Madame ?” (Madame de Sotenville, acte I, scène 4).
La question sociologique du langage
George Dandin est ainsi une pièce qui s’intéresse à la question du langage comme fait social. Autrement dit, elle met en lumière comment le langage est un marqueur d’identification à une classe sociale, ce que l’on appelle « sociolecte ». Les mots que l’on choisit, lorsque l’on s’adresse à un interlocuteur, construisent une représentation du monde, un rapport à celui-ci, marqué par notre milieu d’origine, influençant inconsciemment notre façon d’appréhender le monde.
“Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition ;” (Madame de Sotenville, acte I, scène 4).
Les comédies de Molière anticipent ainsi celles de Marivaux, un siècle plus tard, qui reprennent l’analyse sociologique du langage comme marqueur de reconnaissance et d’identification des classes sociales.
Si les Sotenville et Dandin n’arrivent pas à être sur la même longueur d’onde, c’est qu’ils n’ont pas le même langage : de fait, ils ne peuvent se comprendre. Le langage de Dandin rappellera toujours à la famille d’Angélique qu’il n’est pas leur égal en termes de rang, “que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connaître” (Madame de Sotenville, acte I, scène 4).
La question de l’amour
L’insatisfaction résultant du mariage de George Dandin et d’Angélique et la liaison de cette dernière avec Clitandre peuvent trouver un écho au XXIe siècle. En effet, les mariages sont désormais plus rares, et de plus en plus aboutissent au divorce.
Aujourd’hui, dans un contexte de crise où les couples se font et se défont beaucoup plus aisément, l’amour véritable apparaît menacé. On s’attache sans doute plus facilement du fait qu’on sait qu’on peut s’en défaire dès que la lassitude pointe le bout de son nez. Les relations s’épuisent plus facilement.
George Dandin résonne ainsi en nous en nous montrant une vision désillusoire du mariage, comment l’estime et l’affection peuvent se détériorer s’ils n’ont jamais existé. L’amour est en réalité quasiment absent de la pièce, car même la relation entre Angélique et Clitandre semble plus fondée sur la complicité à tromper le mari, la volonté de se désennuyer d’un quotidien contraignant, que sur une sincère passion.
George Dandin illustre une crise morale dans le couple qui n’est pas sans renvoyer à la crise morale actuelle des couples.
Un comique intemporel
Ce qui fait que la pièce demeure actuelle est son comique universel.
Comment ne pas rire devant l’ingénuité du personnage de Lubin, maladroit en en étant inconscient : “Vous voudriez que je vous dise que Monsieur le Vicomte vient de donner de l’argent à Claudine, et qu’elle l’a mené chez sa maîtresse. Mais je ne suis pas si bête,” ;
se croyant intelligent quand il n’est que simplet : “Tenez, j’explique du latin, quoique jamais je ne l’aie appris, et voyant autre jour écrit sur une grande porte collégium, je devinai que cela voulait dire collège” ; (Lubin, acte III, scène 1).
et prend tout au pied de la lettre, ce qui lui vaut l’ironique commentaire de son maître Clitandre : “Tu as la mine d’avoir l’esprit subtil et pénétrant ?”(Clitandre, acte III, scène 1).
Comment ne pas sourire devant le maniérisme des Sotenville, caricature de l’aristocratie, qui derrière le masque de la vertu ne sont pas plus finauds qu’un chacun, comme en témoigne leur méconnaissance de la vertu de leur fille ?
Enfin, les tours joués par la femme et la servante au mari ne sont pas sans rappeler ceux des farces médiévales, où le mari est toujours attrapé.
Toutefois, la fin de la pièce relève plutôt du rire jaune, entre tragédie et comédie.
Conclusion
Entre caricature, farce, satire, et comédie burlesque aux accents dramatiques, George Dandin, pièce méconnue de Molière, est loin d’être dépassée. Réactualisée par une mise en scène moderne, elle peut intéresser un public contemporain à la fois petit et grand, et pourrait être étudiée au bac de français.
Plein de choses super intéressantes sur cette pièce que je ne connaissais pas, mais qui a l’air assez géniale. J’aime bien l’idée d’un personnage qui se retrouve confronté au « paraître » des autres, incapable de comprendre des personnes dont l’attitude, l’apparence et le comportement n’est qu’une façade. Et puis comme toujours avec Molière, c’est amusant de voir des pièces aussi critiques envers les nobles et la bourgeoisie, alors que le Molière lui-même était le dramaturge officiel du roi. Au moins, Louis XIV avait de l’auto dérision…